Deux cents livres de documentations, d'historiens et de sociologues, de récits et de témoignages auront permis à Gaëlle Nohant de signer son nouveau roman Le bureau d'éclaircissement des destins. Cet ouvrage, c'est un peu comme une grande photo de famille qu'on retrouve un dimanche après-midi. On se revoit adolescent ou à l'âge adulte, entouré des siens et de visages qui nous forcent à convoquer les souvenirs. Gaëlle le fait pour nous avec brio et intelligence dans cet ouvrage aux Éditions Grasset et prêt à être tenu entre les mains de toutes les générations. Quelles sont les traces de ce passé dans nos vies et celles de nos enfants ? Le bureau d'éclaircissement des destins n'est pas un livre sur la guerre, mais un roman sur l'héritage et la profonde nécessité de se relier les uns aux autres. Un esprit de solidarité chère à l'auteur qui, avec chacun de ses ouvrages, nous offre un voyage dont on aime toutes les destinations. Rencontre avec Gaëlle Nohant, les mots éveillés !

« Gaëlle, votre nouveau roman Le bureau d’éclaircissement des destins est disponible dans toutes les bonnes librairies. Que raconte le titre sur l’histoire que vous avez écrite ?
C’est un accent sur un centre d’archives international en Allemagne qui existe et qui a inspiré ce roman. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des archivistes, tels des enquêteurs, essaient de déterminer ce qui est arrivé aux victimes de la persécution nazie avec un objectif particulier : la mission de recherches et d’éclaircissement des destins.
À quel moment avez-vous fait la découverte de l’International Tracing Service ?
En 2020, après avoir écrit mon roman sur le poète Robert Desnos, mort en déportation. J’ai découvert dans ses archives des traces administratives assez émouvantes, et j’en ai appris plus sur ce centre et son côté où on remonte le temps pour mener des enquêtes de styles policières. Depuis 2016, ils ont pour mission la restitution d’objets retrouvés dans certains camps à la Libération. À qui appartient chaque objet ? Qu’est-il arrivé à son propriétaire pendant la guerre ? Ils cherchent ensuite les descendants qui, pour la plupart, sont disséminés dans le monde entier. À travers un objet modeste, généralement sans valeurs marchandes, le passé refait surface dans leur vie, avec les secrets de famille.
Dès les premières pages, on plonge dans l’histoire d’Irène, initié à son nouveau travail à l’ITS. Quelle présentation feriez-vous de votre héroïne ?
C’est une mère célibataire dont le fils Hennio est étudiant et vit au fin fond de la Hesse, un territoire des forêts et celui des Frères Grimm d’ailleurs. Irène est partie vivre en Allemagne quand elle avait une vingtaine d’années, motivée par l’envie de vivre dans un autre pays et d’échapper à sa famille. Elle a rencontré et épousé un allemand et pour une raison que le lecteur découvrira, elle a divorcé à la naissance de son petit garçon. Sa vie devient plus compliquée et si elle est une femme forte dans ses enquêtes, elle fait preuve de plus de faiblesse dans ses rapports humains, par peur de créer du désordre dans leur vie et d’en être impacté. Avec sa mission de restitution des objets, elle va devoir surmonter cette appréhension.

Votre travail de recherches est grand avec cette galerie d’une trentaine de personnages parfaitement dessinés…
En effet, ça a été monstrueux. J’ai tendance à faire énormément de recherches pour mes livres, mais pour celui-là, je crois avoir dépassé toutes mes limites. L’amplitude était beaucoup plus large. Le roman se passe dans l’époque contemporaine, tout près de nous en 2016. Dès le début, j’ai déterminé mon champ romanesque et j’avais envie d’inventer trois enquêtes à partir de trois personnages et de trois objets également. J’ai pu choisir mon sujet et écrire sur cette période qui est un véritable océan d’histoires multiples, en évoquant aussi des sujets historiques moins connus comme le camp d’extermination de Treblinka par exemple ou de Ravensbrück, un camp de femmes libéré par les Russes et devenu un territoire de la RDA. Dans tous les camps occupés par les Russes, le niveau mémoriel a été gelé et il a fallu attendre les années 90 pour les redécouvrir…
Vous définissez son travail page 79 : « Elle raccommode des fils tranchés par la guerre, éclaire à la torche des fragments d’obscurité. Sa mission terminée, elle s’efface. » La vitalité de ce travail pour celles et ceux qui font ces recherches se caractérise par quoi selon vous ?
Ça peut ressembler à une goutte d’eau dans un océan et pourrait sembler vain, mais c’est une résistance à l’effacement et à la destruction. C’est aussi rendre de l’humanité et de la vie à ceux qui ne sont plus là. Quand on dit par exemple « Six millions de morts », ça n’a pas de réalité dans nos têtes. C’est tellement monstrueux que ça en devient abstrait, alors qu’à l’échelle de chaque personne, ça prend tout son sens. C’est pour ça que j’aime beaucoup aborder l’Histoire à travers les histoires et les gens. Les enquêteurs de l’ITS, dans mon livre, travaillent pour la justice et la vérité, comme s’ils reliaient les morts avec les vivants. C’est une présence bienveillante.
Ce roman, vous le dédiez à votre grand-mère Tayou et « aux témoins, à tous ceux et celles qui gardent vivace la mémoire des disparus. »
Ma grand-mère était adolescente durant cette guerre et comme beaucoup de gens, elle a été marquée pour la vie par les images de camps de concentration dans les journaux. Ça a été un électrochoc et elle a passé toute sa vie à se battre pour tous les gens discriminés. Et s’il y a une chose qu’elle m’a apprise, c’est l’importance de la solidarité. Dans mon roman, j’ai voulu braquer mon projecteur sur toutes ces formes de résistances et d’amour.
Vous avez eu envie de devenir romancière à l’âge de huit ans. De quelles sensations vous rappelez-vous de vos premières lectures ?
C’était un territoire de liberté pour moi, je lisais en douce, comme une école buissonnière permanente. Les romans m’ont appris à penser par moi-même et à savoir désobéir quand il le fallait. La lecture procure des émotions fortes, et bien avant d’en vivre, je les ai lues. Dans Le Bureau d’éclaircissement des destins, j’ai pensé à chacun de mes personnages pendant presque trois ans, tous les jours. Ils sont de fictions mais ils auraient tous pu exister et ce qu’ils vivent ressemble à ce que d’autres ont vécu vraiment. J’ai souvent été ému en écrivant ce livre.
Comment est votre vie en phase d’écriture ?
Je marche beaucoup et cela permet de déclencher ma pensée. Je me promène mentalement dans mon livre et parfois, j’ai des flashs, je visualise des scènes que j’écrirais ou non. C’est comme un état de concentration permanent, même quand je n’ai pas l’impression de travailler, je travaille. Ce qui est important, c’est de vivre à fond sans s’économiser, tout en ayant une discipline quotidienne. Mais il nous faut des moments de liberté, d’évasion, sinon on finit par manquer d'oxygène.
Si vous aviez en face de vous tous les personnages inventés, quel message leur adresserez-vous ?
Je suis très contente de les connaître. Au début, je ne les connais pas, j’ai l’idée de ce qu’ils pourraient être mais c’est à la fin qu’ils deviennent des amis intimes. Je me considère chanceuse d’avoir passé tout ce temps avec eux, je les aime même si j’ai plutôt le sentiment troublant qu’ils ne m’appartiennent pas.
Est-ce le temps d’une pause pour vous ou bien le début d’un nouveau récit ?
Il me faut un temps de jachère entre deux livres. Je n’enchaîne pas les projets et je n’ai pas l’idée du prochain livre. Je vais faire une longue tournée pour Le bureau d’éclaircissement des destins, à la rencontre des lecteurs en librairies et j’espère que de ce flot de vie sortira un nouveau sujet.
Pour conclure cet entretien, auriez-vous une citation fétiche à me délivrer ?
A en perdre haleine. »
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