Luis Bouillon-Baker : "Tout le monde parle de la « Tribu Arc-en-Ciel », mais ma mère n’en a jamais parlé avec nous."
- Samuel Massilia
- il y a 3 jours
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Dans ses mots, se mêlent tendresse, mémoire et une volonté claire de rétablir certaines vérités sur Joséphine Baker qui fut à la fois une grande artiste, une figure féminine incontournable et avant tout, sa maman. Luis Bouillon-Baker a dans le regard et la voix un double héritage : celui d'une enfance bercée par l'amour d'une mère exceptionnelle, et celui d'un désir nouveau-né de transmettre les valeurs, la générosité et l'esprit d'ouverture reçus de Joséphine. Au-delà du témoignage, Luis partage une mémoire vivante, vibrante, qui relie l'intime à l'universel. Et il confie que sa chanson préférée de sa mère est Dans mon village, un reflet aux racines et à une certaine idée du bonheur partagé. Ce choix en dit long sur l'homme qu'il est : attaché à l'essentiel, au respect des uns et des autres et sensible à ce qui rapproche plutôt qu'à ce qui sépare. Rencontre.

« Luis, tu as grandi au sein d’une fratrie hors du commun, née du rêve de Joséphine Baker, ta maman adoptive, de créer une famille universelle…
Tout le monde parle de la « Tribu Arc-en-Ciel », mais ma mère n’en a jamais parlé avec nous. Pour certains de mes frères, ça leur a permis de s’identifier, mais pour moi, c’était une grande famille, normale, et ça n’avait pas d’importance qu’on soit d’origines différentes. On était frères et sœurs, tout naturellement. La « Tribu Arc-en-Ciel » est plus une appellation pour les médias. Je ne me reconnais pas là-dedans. C’est une image et pour moi, ma famille n’est pas une image, c’est quelque chose de réel.
Quel enfant étais-tu ?
Je faisais partie des aînés, donc j’avais certaines responsabilités vis-à-vis des plus petits. Il est évident que j’ai fait des pitreries comme les autres, mais je n’étais pas un enfant turbulent. Je suis d’un tempérament assez calme, j’ai une certaine réserve, je ne me dévoile pas trop.

Joséphine Baker n’est pas née en France, mais en arrivant, elle s’est appropriée ce pays et l’a défendu comme si c’était le sien...
Oui. Ma mère a quitté les États-Unis en pleine ségrégation et rejoindre la France lui a permis de sortir de ce monde-là. En Europe, elle a trouvé des gens qui ne la regardaient pas de la même manière qu’aux États-Unis. Cela lui a permis de se forger cette idée : pourquoi ce qui se passe en Europe ne se passe pas ailleurs ? Et puis l’arrivée de la guerre a tout chamboulé. Ma mère voulait aider la France, elle partageait les idées du général de Gaulle, mais pendant cette guerre, elle a eu plein de problèmes, elle a suivi des opérations médicales qu’on considérerait aujourd’hui comme bénignes. Elle nous disait « remercier » cette guerre, car elle lui avait permis de faire ce qu’elle avait envie : avoir des enfants.

As-tu le souvenir de discussions avec ta maman ?
Oui. Le soir, par exemple, elle pouvait nous demander, à chacun, de rester avec elle pour discuter. Elle n’avait pas le même discours pour chacun d’entre nous. À moi, elle disait : « Tu es noir, il va falloir l’assumer. » Elle me prévenait des problèmes de racisme que je rencontrerai plus tard et c’est pour cette raison que j’ai rarement été touché ou frustré par ça. Quand elle rentrait de ces voyages, elle aimait nous parler du futur qu’elle souhaitait pour nous. Pour ma mère, chacun avait déjà des prédispositions pour reprendre la gestion du domaine des Milandes, en fonction des études réalisées, pour devenir comptable ou avocat, par exemple. Je n’y crois pas réellement, car à huit ou dix ans, on ne sait pas. Dans ces idées, notre mère voyait déjà très loin, comme la création d’un collège international avec des enfants venant de différents pays. Elle pouvait dire à l’un d’entre nous qu’il pourrait en devenir le directeur.
Quelles images te restent-ils du départ précipité du château des Milandes ?
Quand notre mère a eu ses problèmes financiers, on l’a tous plus ou moins mal vécu. Les petits ne s’en rendaient pas compte, mais pour nous, les grands, c’était important. On commençait à comprendre certaines choses. Un soir, les employés du domaine s’agitaient de partout, certains avec des sacs ou des valises, on ne savait pas que c'étaient nos propres affaires à l’intérieur. Vers 20h, on s’en est allé en voiture vers Souillac, la grande station SNCF, direction Paris, sans dire au revoir à personne.

Que s'est-il passé ensuite ?
C’était totalement différent. Au lieu de vivre dans un château, on était douze - voir plus quand ma cousine venait avec ses parents - dans un appartement avenue Mac Mahon, à Paris. On partait pendant deux mois en Espagne pour les vacances. J’ai dû mal à me dire que c’était une période joyeuse, car ça ne l’était pas. Et puis il y a eu l’arrivée à Roquebrune dans une grande maison vide, c’était triste. Le peu de copains qu’on s’était fait durant les vacances n’étaient plus là, ils avaient leur propre vie. Il fallait se reconstruire, se refaire des amis, faire des choix de vie. Scolairement, ça m’a cassé. Et puis on s’habitue. J’ai fait l’armée à Fréjus pendant seize mois (avant que ça ne passe à douze mois) et je suis revenu à l’âge de 20 ans pour travailler. Ma mère ne voulait pas rester à Monaco, elle avait refusé de devenir monégasque, alors que le prince Rainier et la princesse Grace lui avaient proposé. Cela lui aurait certainement permis de sortir de ces problèmes financiers, mais elle voulait rester française.
Et elle continuait à être sur scène...
Oui, elle avait fait un spectacle sur sa vie à Monaco puis un autre à Paris en l’espace de quelques jours seulement. Certaines personnes l’avaient encouragée dans cette voie, mais les problèmes d’argent restaient. Ma mère avait une santé fragile et malgré son succès, je dirais qu’elle est morte sur scène, involontairement. Son cœur n’était pas celui d’une femme de 68 ans. Elle n’était pas prête mentalement à assumer le retour de ce succès, qui était à son apogée. Elle est décédée d’une commotion cérébrale, on parlerait d’AVC aujourd’hui. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait des problèmes cardiaques.

On parle rarement de ton père, Joseph, dit "Joe", Bouillon, qui a pourtant joué un rôle majeur pour toute la famille...
Je me suis marié le 31 mars 1975 et ma mère est décédée en avril. Elle n’avait pas pu venir à cause de la fatigue, ni voir son premier petit-fils ou petite-fille quand ma femme était enceinte. Dans une interview qu’elle avait accordée, ma mère en a parlé avec regret. Notre père, "Joe" Bouillon - dont on ne parle jamais - a été partie prenante jusqu’au milieu des années 60. Mes parents se sont séparés d’un commun accord, ce qui a permis à mon père - au décès de sa femme - de revenir en France pour s’occuper de la gestion des funérailles et de l’héritage. S’ils avaient divorcé, certains de mes frères et sœurs - encore mineures - seraient retournés à la DDASS. Mon père a participé à cette continuité, il s’occupait déjà du château des Milandes quand ma mère n’était pas là. Au décès de notre mère, on a eu l’impression de tirer un rideau et de voir la réalité des choses. Toutes les personnes qui trouvaient ma mère super n’étaient plus là, personne ne s’est préoccupé de savoir comment nous allions vivre. Mon père a tout gérer.
Aujourd’hui, penses-tu que la vie de Joséphine Baker, son combat et sa lutte, sont réellement connus et compris par la nouvelle génération ?
Depuis l’an dernier, des personnalités ayant participé à la Seconde Guerre mondiale, comme Marie Curie ou ma mère, sont citées au programme du brevet. On en parle un peu plus, comme de ces actions militaires. Un lycée à Roquebrune m’a demandé de venir en parler, les enfants sont toujours participants et ne s’imaginent pas qu’on est comme eux. D'autres générations n’ont connu que sa période d’artiste, de chanteuse, où on la représentait toujours avec sa ceinture de banane, ce que je ne trouve pas bien. Elle la portait au début, mais quand elle a commencé à être connue, elle ne la mettait plus. On la représentait toujours jeune, alors que ça devait être une période de deux ou trois ans maximum. Elle n’aimait pas qu’on ne parle que de ça. Quand le président de la République, Emmanuel Macron, l’a fait entrer au Panthéon, il l’a fait au titre de toute sa carrière d’artiste et de femme résistante.
Comment as-tu envie d'entretenir sa mémoire ?
Je ne me suis jamais mis en avant concernant le monde artistique, ma mère nous disait que chez les artistes, il y a la partie visible et celle dont on ne parle jamais. Elle n’a jamais voulu nous mettre en avant. Aujourd’hui, j’ai 72 ans. Je suis resté longtemps sans faire de commentaires ou d’interviews, et j’ai envie de raconter cette période avec notre mère, des années 50 jusqu’à sa mort en 1975.
Pour conclure cet entretien, aurais-tu une citation fétiche à me délivrer ?
Aimez-vous les uns et les autres. C’était un peu la phrase fétiche de ma mère. »
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